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«Oh le raciste!» - Retour sur une tempête Twitter

Pendant quelques jours, en juin dernier, je me suis fait copieusement traiter de raciste, ou d’islamophobe, ou les deux sur Twitter.

Le coupable: un dessin sur la décision anti-avortement de la Cour suprême américaine.

Retour sur une expérience troublante - qui nous en dit un peu sur les réseaux sociaux, et beaucoup sur notre époque.

Un dessin qui a fait des vagues sur Twitter

 

[20 août, 2022] À priori c’était une idée visuelle, simple et directe. Un de ces dessins de presse qui vous saute à la figure. Sauf que… pas comme je l’avais imaginé.

Pour commenter la décision historique de la Cour suprême des États-Unis de supprimer le droit constitutionnel fédéral à l’avortement, j’ai représenté des Talibans dans le fauteuil des juges suprêmes américains. Paru le 25 juin 2022 dans le journal Le Temps, à Genève, posté automatiquement le même jour sur mes réseaux sociaux, le dessin a bien marché auprès de mon public. Puis, après 24 ou 48 heures, Twitter a commencé à s'agiter. Pour la première fois, j’ai fait l’expérience d’un phénomène sur lequel je m'étais déjà exprimé: j’ai été la cible d’un «shitstorm» numérique.

Les reproches allaient du très prosaïque «Il y a combien de musulmans à la Cour suprême?» aux variantes plus élaborées: «Pourquoi aller chercher encore des musulmans pour caricaturer ce qui concerne les États-Unis, pays chrétien assumé?» ou «Ce serait bien de donner leurs vrais visages aux juges suprêmes: ils ne sont pas Talibans». Les experts en biais racistes systémiques ont accouru: «Traduction: un Occidental ne peut pas être réactionnaire et arriéré, seul l’Oriental l’est». Souvent, on allait à l’essentiel: «Ceci est juste raciste et islamophobe», «T’es raciste» ou encore «Fuck you racist bullshit». Le fermement bienveillant «Vous devriez probablement effacer ceci» côtoyait le plus conclusif «Sale merde!». Jusqu’au type qui se demande combien de fois les dessinateurs français devraient finir dans des cercueils avant de comprendre la leçon… Bref, on est sur Twitter.

 

«Débattre sur Twitter, c'est parlementer avec un train qui vous arrive dans la figure»

Vous avez déjà essayé de débattre sur Twitter? Autant vouloir parlementer avec un train qui vous arrive dans la figure. De toute façon, sur les réseaux sociaux,  j’ai pour règle de ne pas commenter. Quand le dessin est fait, c’est posté, je me débine, j’ai dit ce que j’avais à dire. Le comble pour un dessinateur, c’est de devoir expliquer un dessin. Mais je vais faire une petite entorse au Règlement. Car cette péripétie montre que dans une même foule, nous ne voyons plus les mêmes choses. Et il n’est pas inutile de rappeler certaines clés de la satire.

 

Pourquoi des Talibans?

 

Explication d’image

D’abord, je confirme: il n’y a pas de musulmans à la Cour suprême américaine. Encore moins des barbus avec des turbans, si vous regardez bien la télé. Le procédé qui consiste à plaquer des Talibans à la place des juges U.S. s’appelle une métaphore. Un tour de passe-passe. Une comparaison de deux attitudes rétrogrades.

Mais je confesse: je n’ai pas assez souligné ma référence. Pas collé une petite étiquette avec la mention «Taliban». Comme indice, à côté du turban pachtoune des leaders religieux, j’ai utilisé la coiffe des moudjahidins, le pakol, pour que le lecteur se dise «Ah ouaiiis c’est des Afghans!». (Mais comme les connaisseurs vous le diront, le pakol tadjik ne sied pas du tout aux Talibans.). Et en y mêlant la robe noire des juges américains, j’ai même brouillé les pistes: on pourrait aussi y voir des mollahs iraniens. Ça ne me gêne pas; même ainsi, le dessin fonctionne.

 

«Une critique de l'hypocrisie américaine»

Donc: pourquoi aller chercher des Talibans, ou des mollahs, pour dénoncer une décision de fondamentalistes chrétiens? Ben, justement. Ce dessin est un miroir tendu aux États-Unis, à leurs obsessions de politique étrangère et à leurs croisades morales: vous êtes finalement ces extrémistes que vous prétendez combattre. C’est une critique de l’hypocrisie américaine, rien d’autre, et la majorité des lecteurs l’ont bien compris. Fin de l’explication d’image. Mais début des vrais enjeux.

 

Interprétation woke

 

Évitons le terme «woke»…

Une image qui heurte l’islam? Désolé, ça me heurte. Quand je dessine un mollah iranien ou un chef taliban, je ne vois pas le musulman, mais avant tout un leader théocratique conservateur. L’idée que critiquer les Talibans équivaut à attaquer les musulmans me laisse pantois. C’est hélas un réflexe victimaire qui a cours aujourd’hui. Et aussi caractéristique d’une nouvelle doxa progressiste obnubilée par les appartenances ethniques, religieuses ou de genre au point de ne plus voir la hiérarchie des classes sociales, du pouvoir et de l’argent - celle précisément qui relègue tout en bas la femme afghane, privée d’éducation et de droits. Cette clé de lecture unique des réalités socio-économiques reconnaît avant tout une «victime», un musulman essentialisé, là où je désigne le «dominant», le chef Taliban. Ceux qui raisonnent ainsi ne regardent pas le même monde que moi. Nous ne contemplons pas le même dessin. Et la triste réalité est que je ne pourrai jamais les convaincre.

 

«Impossible de convaincre ceux qui ne voient pas le même monde que moi»

Dans un esprit «intersectionnalité des luttes», le compte Twitter @lecoindesLGBT s’est joint à la multitude. Mais ses followers - issus certainement de la communauté LGBT francophone - n’ont pas aveuglément suivi: c’est au contraire dans leurs rangs qu’on trouve le plus grand nombre de commentaires nuancés: «Je lis plutôt ce dessin comme une critique de l’hypocrisie des USA», «Vous êtes complètement ravagés. Critiquer les mollah iraniens c’est raciste maintenant?» ou encore «Signaler aux Américains qu’ils sont devenus ce qu’ils ont passé 21 ans à combattre n’est pas un mal en soi». Voilà qui vient joliment contredire ceux qui veulent tout diviser entre «progressistes» et «réactionnaires».

Contre la meuteCette affaire est demeurée modeste, disons une tempête de niveau 2 ou 3 sur une échelle de 5. Limitée à Twitter (mes deux comptes Facebook et mon Instagram sont restés tranquilles, le reste de la toile n’a rien remarqué), elle a chahuté avant tout mon compte en anglais, pendant cinq ou six jours - qui ont paru longs. Assez pour avoir l’impression que ça tire de toutes parts. Rares furent les imprudents à tenter de nuancer, de contrer les attaques - c’est risquer d’attirer la vindicte sur soi. Le cœur de la cible est un endroit bien solitaire. Mais le sentiment peut être trompeur: si l’on regarde de plus près les outils de statistiques Twitter (voir ci-dessous: «Décryptage - De la dynamique des meutes), on se rend compte que les cris des énervés sont en réalité largement assourdis par silence de ceux qui acquiescent.

 

«L'humour est un frottement permanent»

La morale de cette histoire?

Twitter est un amplificateur de bruit, face auquel la plupart des individus, institutions et entreprises - y compris les médias traditionnels - demeurent tétanisés. Les nouveaux activistes, eux, comprennent bien l’effet de levier de ces réseaux sociaux qu’ils ont connu avec le biberon. Le petit oiseau Twitter trompe énormément - mais il est capable d’effrayer de gros éléphants.

Quant aux insultes, aux dérapages,ils participent de ce que la Prix Nobel de la paix 2021, la journaliste philippine Maria Ressa appelle «un torrent de boue toxique». (Voir son discours à l'invitation de notre Fondation à Genève) Rien d'accidentel: c'est le modèle économique même des réseaux sociaux. La culture du clash sur Twitter infuse nos relations sociales et le discours civique. C’est un poison qui ronge lentement nos sociétés.

Et à part ça, quelle leçon à tirer pour le dessinateur de presse? L’humour est un frottement permanent. Nos références doivent forcément évoluer avec la sensibilité de l’époque. Mais sur ce dessin particulier, je demeure d’accord avec moi-même. Devrais-je être plus explicite à l’avenir? Accrocher des étiquettes explicatives dans mes dessins? Peut-être. Mais je déteste les étiquettes…

Patrick Chappatte, 20 août 2022

 


Décryptage - De la dynamique des meutes

Décortiquons les statistiques Twitter: Sur le fil en anglais @PatChappatte, qui compte 25k followers, le tweet original de ce dessin a récolté près de 840k impressions - une forte viralité. Forcément négative? Le post original affiche les détails suivants: 207 commentaires (la plupart hostiles), 408 quote tweets (presque tous désapprobateurs), 607 retweets (supposément favorables) et 1656 likes (favorables). Soit, au premier niveau de la publication, 615 réactions négatives et 2263 positives. Donc, en fin de compte, seulement 27% de réactions négatives.

Le fil @Chappatte en français, qui compte davantage de followers (35k), n’a lui presque pas été concerné: 68k impressions, 19 commentaires (autant favorables qu’hostiles), 44 quote tweets (la plupart hostiles), 384 retweets (favorables) et 855 likes (favorables). Disons 54 réactions négatives et 1248 positives, soit moins de 5% de réactions négatives. Y aurait-il un aspect culturel? Les lecteurs francophones capteraient-ils mieux les intentions d’un tel dessin? (Ou alors ils sont tous une bande de racistes?…)

Ces chiffres sont très imparfaits, ils ne tiennent pas compte, au-delà de la publication initiale, des commentaires et des retweets des followers de mes détracteurs. Mais il est également difficile de mesurer les «likes» et les retweets appréciatifs qu’ont récolté tous ceux qui ont aimé et retweeté le post original. Il faudrait pour cela des outils d’analyse fins que je ne possède pas. Cette petite dissection semble confirmer qu’on accorde souvent une importance disproportionnée aux réseaux sociaux.


 

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Lire aussi: «The end of political cartoons at The New York Times», par Patrick Chappatte, 10 juin 2019
Voir la conférence TED de Chappatte sur le même sujet en juillet 2019
Interview pour le site Uzbek & Rita: «Le chemin devient un peu étroit pour le dessin de presse»
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