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Fin des dessins de presse au New York Times
Au printemps 2019, suite à une polémique, le New York Times décidait de renoncer entièrement au dessin de presse. En dénonçant cette décision, sur mon site en anglais, je ne m’attendais pas au large écho que recevraient les lignes ci-contre.
[10 juin 2019]
Toute ma vie professionnelle a été guidée par l’idée que la liberté unique du dessin de presse s’accompagne d’un grand sens des responsabilités.
Après avoir livré des dessins deux fois par semaine depuis plus de 20 ans dans le International Herald Tribune d'abord, puis dans le New York Times, et reçu trois prix de l’Overseas Press Club of America dans cette catégorie, je pensais que la cause du dessin de presse était entendue, dans un journal qui lui était notoirement réticent dans le passé. Ça, c'était avant.
En avril 2019, une caricature de Nétanyahou distribuée par des agences d’illustrations et publiée dans les éditions internationales a déclenché une indignation générale, des excuses du Times et la résiliation des contrats de syndication. A présent, un mois plus tard, le journal annonce la fin des dessins de presse maison au 1er juillet. Je pousse un soupir en posant mon crayon: tant d'années de travail, anéanties par un seul dessin - même pas de moi - qui n'aurait peut-être pas dû être publié dans «le meilleur journal du monde».
Ces dernières années, avec la Fondation Cartooning for Peace, créée avec le dessinateur français Plantu (aujourd'hui fondation Freedom Cartoonists) et feu Kofi Annan - un grand défenseur du dessin de presse - ou au board de l'Association des caricaturistes américains, j'ai constamment mis en garde contre le danger de ces tempêtes qui emportent tout sur leur passage. Si les dessins de presse sont une cible de choix, c'est en raison de leur nature et de leur visibilité: ils condensent une opinion, ce sont des raccourcis visuels qui ont une capacité sans pareil à frapper les esprits. C'est leur force, et leur faiblesse. Mais je crois que les dessins sont surtout un révélateur. Souvent, la véritable cible, derrière la caricature, c’est le média qui l'a publiée.
«Les dessins politiques sont nés avec la démocratie. Ils sont attaqués quand la liberté l'est»
En 1995, quand j'avais vingt ans-et-quelques, je suis allé vivre à New York avec ce rêve fou: convaincre le New York Times d’avoir des dessins de presse. «Nous n'avons jamais eu de caricatures politiques et nous n'en aurons jamais», m'a répliqué un directeur artistique. Mais j'étais têtu. Pendant des années, j'ai livré des illustrations pour les pages Opinion et pour le New York Times Book Review. Puis, de retour en Europe, j'ai persuadé l'International Herald Tribune (joint venture du NYT et du Washington Post basée à Paris) d'avoir son propre dessinateur de presse. Et dès 2013, après l'absorption de l'IHT par le NYT, j’y étais enfin: publié sur le site web du NYT, sur ses médias sociaux et dans ses éditions papier internationales. En 2018, nous avons commencé à traduire mes dessins sur ses sites Internet chinois et espagnol. L'édition papier américaine restait le dernier bastion. Sorti par la porte, j'étais revenu par la fenêtre. Et j'avais donné tort à ce directeur artistique: le New York Times a eu du dessin de presse maison. Pendant un moment dans son histoire, il a osé.
Aux côtés de The Economist et l’excellent Kal, le New York Times était l'un des derniers représentant du dessin de presse international - cela avait un sens, pour un journal américain qui se veut influent dans le monde. Les dessins sautent les frontières. A présent, qui montrera le roi Erdogan nu, quand plus un seul dessinateur turc ne peut le faire ? - l'un d'eux, notre ami Musa Kart, est maintenant en prison. Des caricaturistes du Venezuela, du Nicaragua et de Russie ont été contraints à l'exil. Ces dernières années, certains des meilleurs caricaturistes des États-Unis, comme Nick Anderson et Rob Rogers, ont perdu leur emploi parce que leurs éditeurs jugeaient leur travail trop critique envers Trump. Peut-être que nous devrions commencer à nous inquiéter. Et à répliquer. Les caricatures politiques sont nées avec la démocratie. Et elles sont attaquées quand la liberté l'est.
«Jamais le pouvoir des images n'a été aussi grand»
Curieusement, je reste positif. Nous sommes à l'ère des images. Dans un monde où la durée de l'attention est courte, jamais leur pouvoir n'a été aussi grand. Elles ouvrent un nouveau champ de possibles, non seulement en matière de caricatures dessinées ou animées, mais aussi dans de nouvelles formes, comme les conférences dessinées ou les BD reportages - que je défends depuis 25 ans. (Je suis d'ailleurs heureux d'avoir fait entrer ce genre au NYT avec notre série «Dans les couloirs de la mort» en 2016. L'année suivante, un autre BD reportage sur les réfugiés syriens, de Jake Halpern et Michael Sloan, a valu un prix Pulitzer au NYT.) Nous sommes aussi à une période où les médias ont besoin de se renouveler et de toucher de nouveaux publics. Et de cesser de craindre les foules en colère. Dans ce monde de fous dans lequel nous vivons, l'art du commentaire visuel est plus que jamais nécessaire. Comme l'humour.
Patrick Chappatte, 10 juin 2019
Traduction par le journal Le Temps
> Lire la version originale en anglais: «The end of political cartoons at The New York Times»
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