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Chappatte reçoit la Médaille de Genève

La Ville de Genève décerne la Médaille «Genève reconnaissante» à Patrick Chappatte, saluant ainsi «l’engagement constant de ce fervent défenseur de la liberté d’expression et de la presse». Lisez le discours d'acceptation du dessinateur

Médaille Genève reconnaissante Chappatte
La maire de Genève, Mme Christina Kitsos, et le lauréat Patrick Chappatte. [Photo Ville de GE/Magali Girardin]

 

[Genève, 11 mars 2025]
La cérémonie de remise de la médaille a eu lieu au palais Eynard, au cœur de Genève. Pour Christina Kitsos, la maire de la Ville, il ne s’agit pas simplement de récompenser un talent mais aussi un engagement et une profession, chantre de la liberté d’expression: «Être dessinateur de presse, c’est prendre le risque de froisser, de déranger, d’interpeller, de bouger les lignes. C’est aussi, et surtout, offrir aux citoyennes et citoyens un regard acéré qui dévoile l’absurde et pointe les dérives du pouvoir. En cela, le dessin de presse est un véritable antidote à la crise de la démocratie», a-t-elle déclaré dans un communiqué.

L'introduction en musique a été faite par le duo Valérie Martinez et Zep, artiste «qui a plus d'une corde à sa guitare», comme l'a remarqué Chappatte. La laudatio a été donnée par l'ex-présidente de la Confédération suisse Ruth Dreifuss, qui a eu ces mots: «Face au risque de se prendre trop au sérieux lorsqu'on exerce un pouvoir, grand ou petit, les caricatures sont le meilleur antidote. L'humour dégonfle les baudruches.»

Ce Prix remis au dessinateur de presse genevois récompense depuis 1932 «le travail remarquable de personnalités ou d’organismes qui participent au rayonnement de la Ville de Genève». Albert Cohen, Kofi Annan ou encore le Comité international de la Croix Rouge figurent parmi les récipiendaires de cette distinction.

Ci-dessous, le discours intégral de Chappatte donné le 11 mars au Palais Eynard.

 

À lire aussi:
👉  Communiqué de la Ville de Genève et Brochure du Prix
👉  Interview dans Le Temps: «Le fou du roi fait rire, mais quand le roi est fou on ne rit plus»
👉 La nouvelle sur le site de la fondation Freedom Cartoonists

 

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Discours d'acceptation de Patrick Chappatte le 11 mars 2025 au Palais Eynard

 

Mme la Maire, mesdames et messieurs, c’est bien la première fois que j’affronte la face étincelante d’une médaille. Et je cligne des yeux. Dans le dessin de presse, on s’intéresse plutôt au revers des médailles. C’est le dessous des choses qui nous préoccupe – le dessous du tapis. Les honneurs, en général on les charrie. Et là vous voudriez m’accrocher une décoration?… Je ne sais pas si le code de déontologie des Fous du roi le permet. Mais je la reçois avec grand plaisir, avec émotion et avec gratitude, cette Médaille Genève Reconnaissante.

C’est que vous me prenez par les sentiments. Enfant, je n’ai jamais eu droit à une médaille. Ni de judo, ni de natation. Mes deux grands frères Alain et Gilles, ils allaient, eux, au cours de judo et au cours de natation, pendant que moi je restais dans les jupes de ma mère, à la maison, à dessiner. Pas de médaille de tir non plus. À l’armée, j’étais connu comme le type qui n’a jamais touché une seule fois dans la cible avec son pistolet. Avec le crayon, je vise un peu mieux.
 

«Genève a de l'esprit»

Par cette médaille, vous saluez un vrai enfant du pays. Fils d’un Jurassien et d’une Libanaise, né au Pakistan, ayant passé une partie de son enfance à Singapour. Bref, la définition du Genevois. Genève, ville d’accueil. Je ne vous parle pas des Huguenots, de Lénine, ou du gros magot d’Alain Delon, je vous parle de Rémy et de sa famille. Notre père Rémy, ce jeune horloger qui avait fui l’étroitesse du Jura pour voyager 10 ans autour du monde. Lorsqu’au début des années 70 il est revenu à Courrendlin au bras d’une épouse libanaise, qu’il avait tirée de son destin d’orpheline pauvre à Beyrouth, et avec trois enfants, ça a fait sensation. Dans le village, quand elle passait, certains appelaient ma mère «la noire».

Donc la famille a choisi de se réfugier à Genève. Depuis l’âge de 5 ans, c’est ma patrie. Il y a des gens qui se sentent d’un terroir, moi je me reconnais dans cette identité faite aussi de celle des autres. «L’esprit de Genève», c’est peut-être un slogan, mais Genève a de l’esprit. J’aime cette ville réputée pour son ouverture – et je ne parle pas que des grandes gueules. Ce bout du lac vaillant qui affronte, les brises, les marées, et un conservatisme cinglant qui, tout comme la bise, à tendance à souffler depuis le Nord-est du pays. Un petit côté village gaulois d’Astérix, affirmant à la face du monde la générosité, le souci de justice et la nécessité du dialogue. Le tout un peu sponsorisé par le négoce de matières premières…

C’est donc moi qui suis reconnaissant à cette ville, et aux autorités qui incarnent ses valeurs. Mais cette médaille, je dois la partager.

Cérémonie

 

D’abord, j’en donne la moitié à ma moitié, la journaliste Anne-Frédérique Widmann. Celle avec qui, depuis plus de 30 ans, je partage intérêts, passions, indignations, projets. Même si je ne suis pas du tout d’accord avec elle sur la définition de ce qu’est exactement une «chaussette qui traîne». Le plus réussi de nos projets commun, ce n’est pas la peine de mort, c’est le cadeau de la vie: Tristan, Simon et Sami, nos trois Suisses à nous. Des fils épatants. Nous avons aussi en commun avec Anne-Frédérique, un sens profond du devoir professionnel, qui explique son absence aujourd’hui car, hélas, elle a dû partir sauver le monde, une fois de plus, en reportage.

La moitié de médaille restante, je la partage  avec mes confrères et consœurs, car bien entendu, c’est la profession que vous saluez à travers moi. Donc tu en reçois un bout, Herrmann, mon collègue et pote ici présent. (C’est évident que si je croquais l’actu locale comme toi tu le fais, je n’aurais jamais eu droit à un galon officiel). Et puis toi aussi Fiami, ex-camarade d’atelier. Et toi Zep, bien sûr. Et Tom Tirabosco que j’aperçois. Et Stéphanie Reinhart, qui dirige la Maison du dessin de presse à Morges. Le dessin de presse n’existerait pas sans les rédactions qui le soutiennent et le mettent en avant. Madeleine von Holzen et Pierre-Adrian Irlé, co-directeurs du Temps, et Abir Oreibi, présidente du conseil d’administration, une part de cette reconnaissance vous revient.

Cette récompense va aussi et surtout à la Fondation Freedom Cartoonists. Je salue ma vice-présidente, Marie Heuzé, venue tout spécialement de Rome. Les membres du Conseil de Fondation – je vois ici Charlotte de Senarclens et Rayan Houdrouge. J’aperçois aussi notre project manager Myriam Chakroun, et le webmaster Filippo Gander. les donateurs et amis de la Fondation. Et j’ai une pensée toute particulière pour notre regretté Kofi Annan.
 

«Kofi annan était un grand défenseur du dessin de presse»

On connaissait Kofi Annan comme Secrétaire général des Nations Unies, comme Prix Nobel de la Paix, comme sosie de Morgan Freeman – il aimait bien raconter l’histoire du type qui l’a abordé dans la rue en lui demandant un autographe de la star de Hollywood. Mais vous ne savez peut-être pas que Kofi était aussi un grand défenseur du dessin de presse. En octobre 2006, avec Jean Plantu, le légendaire dessinateur du journal Le Monde, il a convoqué au siège des Nations Unies à New York un colloque international qui a donné naissance à deux belles initiatives: l’Association Cartooning for Peace à Paris, un réseau qui compte aujourd’hui 344 dessinateurs dans 78 pays. Et cette fondation, que nous avons établie à Genève. Kofi Annan souhaitait spécifiquement une Fondation dans cette ville proche de son cœur. Il en a été le président d’honneur jusqu’à sa mort.

Depuis 2012, avec la Ville, notre partenaire de la première heure, nous saluons donc le talent et le courage de caricaturistes œuvrant dans des contextes difficiles. Notre Prix international, nous lavons rebaptisé le Kofi Annan Courage in Cartooning Award. Parmi les lauréats, il y a eu Zunar, de Malaisie, qui risquait 49 ans de prison pour avoir dénoncé la corruption. Les dessinatrices Firozeeh, d’Iran, Doa El-Adl, d’Egypte, Rachita Taneja, d’Inde, qui se battent avec leur plume contre l’oppression. Musa Kart de Turquie, qui était en prison au moment où sa femme est venue chercher son Prix. Ou le Palestinien de Syrie Hani Abbas, qui à cause de ses dessins a dû fuir la police de Bachar Al Assad. Après son Prix en 2014, lui et sa petite famille ont obtenu l’asile à Genève. Ça, c’est pour moi le plus bel accomplissement.

Notre mission est gravée au frontispice de notre site web. Je cite: «La Fondation Freedom Cartoonists défend la liberté d’expression à travers le dessin de presse, dans un esprit de dialogue. Une presse libre est l’un des piliers de la démocratie et la caricature politique en est un élément vital.» Fin de citation.

En janvier dernier, ma consœur Ann Telnaes, membre de notre advisory board, a démissionné avec fracas du Washington Post, après le refus du journal de publier un dessin montrant Jeff Bezos, parmi d’autres barons de la tech, faisant des courbettes au roi Trump. (Jeff Bezos est aussi le propriétaire du Washington Post). Par ce geste, la dessinatrice a défendu les principes; tandis que le journal reniait sa grande tradition de critique du pouvoir. Cette histoire, et le dessin censuré, ont fait le tour du monde: un parfait effet Streisand. Ce qu’on voit moins, par contre, c’est ce qui est en train de se passer au niveau de la presse locale à travers les États-Unis: nombre de journaux ne veulent plus, ou n’osent plus, publier des dessins critiques envers l’administration Trump. Vous savez, le type qui se dit héros de la liberté d’expression.

En 2022, la fondation Freedom Cartoonists a fait venir à Genève les Prix Nobel de la Paix Dimitry Mouratov et Maria Ressa, tous deux journalistes. L’année dernière, nous avons accueilli un symbole de la lutte des femmes iranienne, Shirin Ebadi, également Nobel de la Paix. Nous avons voulu que résonnent ces voix importantes dans notre ville, parce que le message que nous souhaitons porter est plus grand que le dessin de presse. Freedom Cartoonists, au côté d’autres ONG, aimerait contribuer à faire de Genève, siège des droits de l’homme, également un lieu de défense de la liberté d’expression et de la presse.
 

«Le fou du roi fait rire, mais quand le roi est fou on ne rit plus»

Parce que franchement quand on regarde autour de soi, ça fait peur. Quand on ne peut plus distinguer une plaisanterie grotesque d’un décret officiel du président des États-Unis d’Amérique, c’est effrayant. Début janvier j’ai dessiné Trump contemplant les décombres de Gaza en s’exclamant «Beau potentiel immobilier». Jamais je n’aurais pu imaginer que deux semaines plus tard, il dirait exactement ces mots.

Pire encore, quand Trump poste sur son compte Instagram une vidéo montrant la bande Gaza en Monte Carlo scintillant avec casinos et statue de Trump - à vomir - et que juste après les auteurs de cette séquence qui a été repostée s’écrient, épouvantés: «Attendez, minute! C’était une blague, notre vidéo. De la satire politique!»  Lorsque la caricature prend le fauteuil du pouvoir, on sombre dans la dystopie et le cauchemar. Le fou du roi fait rire, mais quand le roi est fou on ne rit plus. Dans cette ère chaotique de la post-vérité, défendre la presse, ça semble plutôt une bonne idée, non? Nous pensons que Genève a un rôle à jouer.

Quel monde à l’envers. Voilà que c’est les dessinateurs de presse qu’on prend au sérieux. La preuve!… Cela dit, on ne va pas prendre le melon. «L’humour dégonfle les baudruches», ça a été bien dit. Quand elle me narguera sur ma cheminée, cette médaille, je la regarderai comme un grand smiley faisant un clin d’œil.

Mme la Maire, au nom de la Fondation et de toutes celles et ceux que j’ai mentionnés, je vous suis très sérieusement reconnaissant pour cette reconnaissance. Merci!

 

Photo de groupe
Marie Barbey-Chappuis, Ruth Dreifuss, Patrick Chappatte, Christina Kitsos et son huissier, Zep et Valérie Martinez. [Photo Ville de GE/Magali Girardin]

 

 

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